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3615 CUM

"Cette pensée d’autrui, vous la sentez sur vous comme une succion brûlante et constante
Il vous faut endurer ce plaisir de quelqu’un qui souffre à cause de vous.
La torture la plus affreuse qu’un homme puisse éprouver,
à présent je le sais, c’est d’être aimé malgré soi."

Stefan Zweig, La Pitié dangereuse

Je me promenais récemment dans la rue Saint-Denis, célèbre pour ses innombrables tentations, lorsque je tombais sur une affiche pour le club de rencontres Cum.

Dans un souci de mise en scène commun à toute publicité, à l’exception notable de celle pour les prothèses Handicoupe, étonnamment bâclée –- je n’ose dire traitée par-dessus la jambe –, elle présentait deux personnes en bonne santé, même si, en fait, elles dissimulaient sous un sourire de façade une maladie vénérienne attrapée à l’arrière d’un bâtiment.

Quelque chose me frappait aussitôt. Qu’était-ce ? Peut-être le regard de la jeune femme, dont le désir maladroitement feint me rappelait ma première petite amie ; peut-être celui du jeune homme, dont la paire de lunettes me faisait aussi penser à ma première petite amie, en particulier à la difficulté que j’éprouvais pour lui faire enlever ses lunettes de soleil pendant l’acte –- que déjà elle imposait dans le noir, les mains repliées devant ses yeux fermés ; je crois qu’elle n’aimait pas ça.

Soudain, je réalisai : mais oui ! J’avais déjà vu cette affiche des années auparavant ; je retournai alors à mes souvenirs de lycée, en classe de langues plus précisément. "Cum" signifie en effet "avec", en latin, mais aussi "jouir" dans la bouche de mon enseignante d’anglais –- si vous me permettez l’expression. J’avais l’habitude de truffer mes copies de noms obscènes tels cum, suck ou republican administration.

Magie de la photographie recyclée, celle-ci datait donc secrètement de plusieurs années. La jeune femme avait sans doute l’âge d’Evelyne Dhéliat ; l’homme, peut-être celui de Laurent Cabrol, encore qu’on me dit dans le casque que ses rides ne seraient pas dû au vieillissement mais à des ballonnements.

Je les imaginai alors, tous les deux, redécouvrir ensemble ce vieux cliché.

" Tu te souviens"
, dirait l’ancienne jeune femme.
–- Oui, c’était en 1976. L’année de la canicule. Saint-Etienne en finale de la coupe d’Europe. La mort d’André Malraux que je confonds toujours avec John McEnroe.
–- L’année où j’ai perdu ma virginité également.
–- C’était avec moi ?
–- Je ne crois pas.
–- (Après un silence, ponctué d’un soupir) Nous avions de l’ambition alors.
–- Moi, je rêvais d’être mannequin. Finalement le seul défilé que j’ai fait, c’était celui du 14 juillet, et encore j’étais derrière un ancien combattant qui avait tendance à fondre, et pas que sur l’ennemi.
–- J’ai eu plus de chance : j’ai été pistonné par Julien Lepers pour travailler chez Auchan, au rayon fruits et légumes. Je faisais le fruit, lui le légume. Pour ça il est champion.
–- Il ne fait pas les croisières Seaniors, "pour toutes les couches de la population" ?
–- Bah, depuis la canicule, ils ont tous fini dans un lit bateau.
–- (Un nouveau soupir) Enfin, c’était le bon vieux temps. Si c’était à refaire, tu le referais ?"

Et la question les laisserait muets.

Et je les laisserais regarder ce vestige de leur passé, cette image où les faux-semblants s’empilent telles des briques pour construire des vies à deux illusoires. Je les laisserais se heurter à ce mur. Destin tristement ordinaire de deux personnes réduites à être des affiches.

Sylvain Ztein.