JE
N'SUIS PAS UN SOSIE

"N'est-il pas diablement aisé
de se prendre pour un grand homme quand on ne soupçonne pas le
moins du monde qu'un Rembrandt, un Beethoven, un Dante ou un Napoléon
ont jamais existé ?"
Stefan Zweig, Le
joueur d’échec
"C'est
déjà vendre son âme que de ne pas savoir la réjouir",
écrivait Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe, à
moins que ce soit dans La Poste, je ne m’y suis jamais
connu en philatélie. Mondecruel perdrait-il à
son tour la sienne à parler des gens simples ? A ne plus moquer
les Henry Guibet de la chanson française, les Max Pécas
du journalisme, les Carole Rousseau de la télévision ?
Pourtant, et comme je l’avais annoncé dans ma précédente
chronique, je vous parlerai de Wilfried B. Son rêve à lui,
ce n’est pas de changer de prénom – et pourtant,
n’importe quel juge aux affaires familiales lui donnerait sa bénédiction
(1), voire une tape amicale dans le dos pour l’aider
à supporter cette honte. Non, le dessein qu’il a assigné
à sa vie, c’est d’être sosie de Daniel Balavoine.
Ah, être le sosie de Daniel, signer les autographes devant des
admirateurs béats qui lui diraient "Ah vous n’êtes
pas mort ? J’ai dû confondre avec Marc Lavoine".
Et puis ça lui permettrait de faire la nique à son voisin
motard, qui croit que Mon fils ma bataille a été
écrit par Johnny Hallyday désespéré d’avoir
un enfant qui chantait aussi mal.
Le problème, c’est qu’à part la coupe de cheveux,
ben Wilfried, il n’a pas grand-chose. Il a beau utiliser la même
marque de shampooing, s’être mis un emprunt sur le dos pour
acheter aux enchères le peigne de son idole (il s’y est
cassé les dents), son visage est plus proche de celui de Balavoine
après son accident d’hélicoptère qu’avant.
Mais comment refouler un désir qui le titille depuis ses treize
ans, à cet âge auquel les autres adolescents s’émeuvent
pour les frissons du bas ventre, lui qui a appris à siffloter
L’Aziza avant de s’affûter le zizi ?
Alors, le jour de ses vingt ans, il décide de participer au "Qui
est qui ?", à la kermesse de son village – malgré
un nom qui rappelle la séance d’humiliation collective
conduite par l’animatrice Marie-Ange Nardi, il s’agit d’un
simple concours de sosies. Malheureusement, le public criera les noms
de Bernard Lavilliers, Julien Clerc et Julie Piétri, ce qui le
plongera dans une profonde dépression. Etait-il condamné
à demeurer Wilfried B., comme on put parler de Joseph K. ou de
Rudolf S. ?
Un jour, pourtant, le destin semble sonner à sa porte : il tombe
sur le site www.starway-agency.com/casting-sosies.htm.
Au début, il pense que ce sont des frères et des sœurs
de sosies, voire des cousins issus de Bruno Germain tant la ressemblance
est lointaine (2). Mais il ne rêve pas,
il lit bien : "Agence Starway. Casting et promotion d'artistes.
Casting Artistes du Spectacle, casting Mannequins, casting Comédiens,
casting Sosies".
Il pourrait réaliser son destin, enfin !, offrir à la
face du monde son admiration pour Daniel Balavoine, pas Ducruet.
Wilfried se saisit du peigne, cette folie financière qui avait
fait partir sa femme, et, s’en servant comme d’un micro,
commence à fredonner :
Toi
qui as brisé la glace
Sais que rien ne remplace
La vérité
Et qu'il n'y a que deux races
Ou les faux ou les vrais.
Sylvain
Ztein.
(1)
En droit français, l’article 60 du code civil est en effet
ainsi rédigé : "Toute personne qui justifie d'un
intérêt légitime peut demander à changer
de prénom. La demande est portée devant le juge aux affaires
familiales à la requête de l'intéressé ou,
s'il s'agit d'un incapable, à la requête de son représentant
légal. L'adjonction ou la suppression de prénoms peut
pareillement être décidée. Si l'enfant est âgé
de plus de treize ans, son consentement personnel est requis."
En même temps, cette précision n’est pas forcément
très utile.
(2)
Pour ceux qui ne connurent pas les grandes années du PSG au début
des années 90, voici le défenseur Bruno Germain. Bon d’accord,
c’était pas Carlos Mozer, dont le jeu de tête n’était
jamais aussi efficace que lorsqu’il visait la carotide de son
adversaire, et parfois même les couilles – ce qu’on
appelle aujourd'hui une tête plongeante.