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WIKIPEDIA, LE GOULAG DU SAVOIR

"Rien n'est gratuit en ce bas monde. Tout s'expie,
le bien comme le mal, se paie tôt ou tard.
Le bien c'est beaucoup plus cher forcément."
Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis

Je n'avais pas, à l'origine, l'intention d'écrire cette chronique. Une idée qui vient, et qu'on ne garde pas, comme un pet décevant qui ne fera ni bruit ni odeur. Il a fallu une coïncidence – une personne de mon entourage déclarant "l'encyclopédie Wikipédia c'est très bien, c'est l'avenir" – pour que j'allume mon traitement de texte avec un crissement de dents aigu comme l'angle d'une érection exagérée.

Wikipédia est "un projet d'encyclopédie gratuite, écrite coopérativement" , indique le site – qui n'hésite pas à user de cet adverbe qui n'existe pas. Autrement dit, c'est-à-dire dans un français courant, il s'agit d'une encyclopédie élaborée par les internautes, consultable gratuitement. Un sorte de kibboutz cultuel, où chacun apporte ses contributions, sur le sujet qui lui tient à cœur ; près de 80 000 articles sont aujourd'hui disponibles pour les francophones (l'initiative est internationale), ce qui est loin d'être négligeable.

Le principe d'une encyclopédie gratuite est en soi intéressant. Depuis que Yahoo a fermé la base de données Hachette en ligne, estimant sans doute que le savoir est une denrée trop précieuse pour la livrer ainsi à n'importe qui, il n'y a guère de sites qui offrent des connaissances vérifiées et développées. S'offrir une encyclopédie sur cédérom ou imprimée sur du papier est un autre défi pour qui a du mal déjà financièrement à s'autoriser un abonnement à Télé Z ou les reproductions des tenues des commandos du monde entier de la collection Atlas. Reste donc, apparemment, la solution Wikipédia qui, telle une héroïne de John Fante ou de Harry Selby Jr., se donne pour quelques minutes sans rien demander, à part un peu d'attention et une déclaration de tendresse feinte. De fait, elle est conseillée par de nombreux sites pédagogiques – écoles, sites de recherche perso – trop heureux de renvoyer à des infos instantanées et écartant toute idée de code carte bleue.

Sauf que là moi je dis : attention aux maladies vénériennes. En d'autres termes, gaffe à l'idéal communautaire, internautes du monde entier unissons-nous. En fait, c'est un article de cette même encyclopédie en commun qui m'a fait bondir sur ma chaise, car je ne passe pas tout le temps assis sur ma femme.

En ces temps de commémoration d'Auschwitz et du génocide juif, il pouvait être intéressant de lire ce que Wikipédia expliquait de la Shoah. Et indirectement du film du même nom signé par Claude Lanzmann. La page "Holocauste" offre, à l'heure actuelle, ce passage édifiant :

"Les pages francophones emploient plutôt le terme de shoah (“massacre“), et ce depuis une réalisation éponyme de Claude Lanzmann présentée comme regroupant des témoignages de rescapés des camps d'extermination. En fait, Claude Lanzmann, confronté à deux révisionnistes, a admis par la suite au cours d'un débat télévisé qu'il avait présenté des comédiens et non de véritables rescapés (“Vous les avez tous tués !“ s'est-il exclamé)." (1)

Passons le fait que Shoah ne signifie pas "massacre" (mais "catastrophe", ou plus précisément "catastrophe telle qu'il n'y en n'a jamais aussi de si grande"), et retenons cette incroyable et insidieuse tentative de révisionnisme. Le contributeur, auteur de cette hallucinante allégation sur Claude Lanzmann, se fend même, dans une rubrique "discussion", d'une justification de son anecdote inventée – car il n'existe aucune trace d'une telle déclaration, même sur le ton de l'ironie : "J'ai beaucoup hésité avant d'apporter la précision au sujet du film Shoah . Mais il me semble que la philosophie de Wikipédia impose de prendre des risques sur certains sujets dangereux. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop. Fred 21 jan 2005 à 22:57 (CET)".

Voici donc une page parmi d'autres, des milliers d'autres. Une page dont le statut ouvre de passionnants débats : est-ce ou non un intrus inévitable et à négliger dans un projet incroyablement ambitieux ? Car l'idéal communautaire existe clairement autour de cette initiative – une fondation Wikipédia existe, qui recueille des dons, évoque une philosophie d'être et le droit de diffuser un savoir sans échange monétaire.

A mon sens, Wikipédia a, surtout, et paradoxalement, le mérite de démontrer que l'idéal communautaire est mort. Définitivement enterré. Qu'il passe directement à la case goulag sans s'arrêter par le communisme. La révolution commence par la Terreur, et Robespierre écrit ses articles à l'ombre d'une guillotine.

Quand les grands idéaux se sont formés, lorsque les grandes utopies ont éclos, il était possible d'y croire. D'une certaine façon, le soutien des grands (et aussi des minuscules) intellectuels aux régimes stalinien, maoïste ou cambodgien était compréhensible. Mais aujourd'hui, Internet ne permet même plus ces aveuglements pervers.

Internet est probablement un outil de résistance aux pouvoirs oppresseurs – que l'on pense aux weblogs de dissidents politiques et aux secrets éventés grâce à la toile mondiale. Mais il ne peut plus héberger la moindre utopie. Le virtuel est un "monde" trop grand pour abriter les moindres rêves, il n'a pas de frontières, et les clandestins de tout poil peuvent se glisser entre les lignes sans avoir de compte à rendre à personne. Croire qu'une encyclopédie comme Wikipédia peut fédérer tous les individus autour d'une culture riche et commune est une douce aberration.

Alors oui, des gens contribuent pour apporter leurs "Lumières", et croient en une culture gratuite et à la portée de tous (c'est-à-dire tous ceux qui peuvent se permettre un accès à Internet). Mais leur espoir est pourri d'avance. Toute action est incontrôlable, vouée à un échec irrémédiable. Le virtuel n'ouvre pas des portes magiques car un esprit mauvais rentrera toujours en même temps que les plus magnifiques audaces.

Internet est un fantastique outil. Mais n'en faisons pas le guide de nos rêves de liberté, égalité, fraternité, etc.

Sylvain Ztein.

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Holocauste . Texte présent à l'heure où j'écris ce texte, mais en ligne depuis un certain temps déjà.